Le bonheur de peindre

Mercredi 13 juin, salle 4 - Drouot-Richelieu. Pierre Bonnard (1867-1947), Marthe à la nappe blanche, 1926, huile sur toile, 69 x 54 cm.
Résultats : 520 000 euros.
L’an 1926. Cette année-là, l’architecte Antoni Gaudí, l’écrivain Rainer Maria Rilke et l’acteur Rudolph Valentino disparaissent, le cinéaste Fritz Lang lance le tournage de Metropolis, Georges Bernanos publie Sous le soleil de Satan et André Breton accuse Giorgio de Chirico d’être “un esprit méchant” ; Piet Mondrian, de son côté, expose pour la première fois ses oeuvres abstraites, au Brooklyn Museum de New York, et exprime dans un journal le mépris qu’il porte à sa Hollande natale, parce qu’on y interdit le charleston, jugé obscène, que ce passionné de danse pratique chaque dimanche avec talent... En 1926 toujours, cela fait un an que Pierre Bonnard a épousé Marthe Boursin, dite Marthe de Méligny ou Melliny (1869-1942), dont il a fait un premier portrait en 1894 et qui désormais restera – jusqu’à sa mort – son unique modèle. Nous la voyons ici, assise sur une chaise, caressant son basset, le chien favori de l’artiste. La table est dressée dans la salle à manger, un volet est ouvert sur le jardin. Nous sommes à Vernonnet, non loin de Giverny, où le peintre a acquis en 1912 une maison, “Ma Roulotte”, surplombant la Seine, orientée sud-ouest et dont la vue et la lumière le fascinent. Bien sûr, il rend souvent visite à son illustre voisin Monet. Tous deux aiment représenter des tables à demi desservies dans des jardins fleuris, même si, comme Degas pour lequel il a la plus grande admiration, Bonnard affectionne les scènes de tub, préférant toutefois une vision sublimée, intériorisée. Nombreuses sont les oeuvres figurant Marthe à sa toilette. D’une sensibilité maladive, sujette à des dépressions nerveuses, celle-ci multiplie les changements de résidences et de climat dans l’espoir d’une guérison. Éprouvant une véritable phobie pour la saleté, elle occupe de longs moments aux soins de sa personne, dans sa baignoire ou devant sa glace. Cette fois, on reconnaît les murs en bois couleur acajou, le dossier à barreau des chaises, le service de table en faïence blanche à liséré jaune, déjà présents dans La Salle à manger de Vernon, 1916 du Metropolitan Museum de New York, ainsi que La Nappe blanche du musée de Wuppertal, en Allemagne. Le tableau est structuré en lignes verticales, horizontales et obliques. Seul le plateau de la table, recouvert de la nappe blanche et basculé discrètement vers le spectateur, creuse un peu la perspective, tout comme le volet invitant à découvrir le jardin. Le modèle, vu légèrement de dessus, ne dévoile que sa chevelure et une faible partie du visage. Un parti pris habituel chez Bonnard, pour qui le visage de son épouse reste “une constante source de mystère”, comme l’écrit Evelyn Benesch dans le catalogue de l’exposition qui vient de s’achever à la fondation Beyeler, à Bâle. Les couleurs, comme toujours dans l’oeuvre de l’artiste, servent à unifier le sujet et son cadre. Ici, les motifs rouges de la nappe flamboient sur le coton blanc, tout comme le corsage vermillon de Marthe sous sa veste blanche. Bonnard exalte les couleurs, célèbre la lumière, décentre ses mises en page, ses personnages semblant placés à l’extérieur de la scène. Plus tard, en 1943, il confesse : “ Je me sens très faible [...] Il m’est difficile de me contrôler face aux objets.” Après avoir griffonné sa composition en quelques coups de crayon, il les transpose lentement sur la toile en une symphonie colorée. “De nous tous, c’est Bonnard qui est le plus fort”, lançait Matisse dans les mêmes années 1920. Difficile, en effet, de ne pas être sous le charme de cette oeuvre exposée pour la première fois en 1927, au Salon des indépendants. N° 23 – 8 JUIN 2012 – LA GAZETTE DE L’HÔTEL DROUOT